« Vous n’aurez pas ma haine », a déclaré hier Etienne Cardiles lors de l’hommage national à son compagnon Xavier Jugelé, policier tué dans l’attentat des Champs-Elysées le 20 avril. Une de nos lectrices nous a écrit pour nous faire part de sa colère. Perrine* a 28 ans, vit en couple depuis 3 ans et prévoit de se marier l’été prochain. « Écœurée » par la « mièvrerie dont on nous abreuve » après chaque attentat, elle revendique un « droit à la haine » envers les terroristes : « Si on assassine mon fiancé, vous aurez ma haine (…). Et si je suis tuée, j’espère bien que mon fiancé aura la haine. » Nous avons décidé de publier sa lettre in extenso :
Je me décide à vous écrire parce qu’aujourd’hui je suis en colère et je ne suis sans doute pas la seule. J’aurais bien aimé vous envoyer un article bien rédigé, bien argumenté, mais ça n’est pas mon fort, alors je vous dis simplement les choses comme je les pense, en espérant que ça pourra servir à quelque chose. Ce que j’ai à vous dire n’est pas très noble et va sans doute choquer, mais cela fait partie des réalités humaines plutôt moches que nous aurions tort de cacher sous le tapis.
« Je n’épouse pas un homme pour pardonner sa mort en cinq jours »
J’ai été écœurée par la cérémonie d’hommage au policier mort dans l’attentat des Champs-Elysées. Comme au lendemain du Bataclan, le compagnon d’une victime déclare « Vous n’aurez pas ma haine », et tout le monde applaudit. Cette mièvrerie dont on nous abreuve à chaque attentat m’est insupportable. Je refuse d’applaudir à cette déclaration, je refuse qu’on glorifie la lâcheté sous couvert de bons sentiments. Je sais que c’est facile de juger quand soi-même on n’a pas vécu directement le terrorisme, mais j’ai l’orgueil de penser que si un jour mon fiancé est tué dans un attentat, vous aurez ma haine, ou plutôt ils auront ma haine, une haine noire, coriace, viscérale. Et si je suis tuée, j’espère bien que mon fiancé aura la haine et ne pardonnera pas de sitôt. J’ai 28 ans, je vis avec mon fiancé depuis 3 ans et nous avons le projet de nous marier en juillet de l’année prochaine. Je n’épouse pas un homme pour pardonner sa mort en cinq jours.
Je n’en veux pas personnellement au compagnon du policier pour sa déclaration, car il semble terrassé par la douleur et est soumis à une forte pression médiatique. Mais j’en veux à ces politiques et à ces journalistes qui applaudissent, comme rassurés, à ce genre de déclarations, sans jamais donner la parole à ceux qui ne jouent pas la comédie du « Vous n’aurez pas ma haine ». J’en veux surtout à un climat ambiant de tolérance obligatoire, y compris (surtout?) envers ceux qui nous tuent. Je n’en peux plus de cette injonction permanente au pardon, à l’apaisement, à la compréhension. Pendant ce temps, les terroristes nous rient au nez et ne voient que faiblesse dans nos postures.
Quand on clame « Vous n’aurez pas ma haine », sur la dépouille d’un compagnon assassiné, on le fait avant tout pour satisfaire une attente sociale, pour se conformer à ce que la société française considère aujourd’hui comme de la « dignité ». On le fait aussi par dépit, parce qu’au fond, on sait qu’on ne peut pas faire grand-chose, qu’on ne pourra pas venger nos morts ni agir directement sur le terrorisme. Refouler son désir naturel de vengeance, ça sert surtout à rendre vivable au quotidien le sentiment lancinant de culpabilité, d’impuissance. Si mon futur mari prononçait de tels discours alors que mon corps n’est même pas en terre, ce serait pour moi une grave insulte et un aveu de lâcheté.
« Même quand on nous assassine, nous n’avons pas droit à la haine »
Pour pardonner, il faut avoir détesté, et là, même le mouvement premier de détestation est refoulé. Il s’agit plutôt d’une injonction à la tolérance : nous sommes sommés d’accepter absolument l’horreur, c’est-à-dire de ne même pas haïr l’assassin une seconde. Même quand on nous assassine, nous n’avons pas droit à la haine. Comme toutes les personnes de culture chrétienne, j’accorde au pardon une importance capitale, mais je constate que le pardon est une des valeurs chrétiennes les plus dévoyées qui soient en 2017. Le vrai pardon est l’aboutissement d’un chemin long et difficile, il coûte bien des peines. Le faux pardon du « Vous n’aurez pas ma haine » est un sédatif artificiel, un puissant édulcorant censé couvrir le goût amer de la colère. A propos de valeurs, j’entends partout que c’est « un message humaniste » que de ne pas haïr les assassins… vous croyez vraiment que Montaigne, le père de l’humanisme français, aurait approuvé une telle folie ?
« L’injonction permanente à la tolérance »
J’ai perdu ma mère il y a trois ans, et je peux vous dire que dans ces moments-là, on alterne les phases d’angoisse insurmontable et les phases où on flotte dans l’air, où on fonctionne comme en pilotage automatique, ce qui nous pousse à nous raccrocher aux rites sociaux, faute de mieux. Etienne a fait de son mieux pour rendre hommage à son compagnon, sa déclaration est à mes yeux le signe d’une énorme pression sociale et politique, de ce que j’appelle l’injonction permanente à la tolérance. Etienne a fait exactement ce qu’on lui a désigné comme la chose à faire. Il a fait ce qu’a fait Antoine Leiris, adoubé victime-star du Bataclan par tous les plateaux de télévision, et a répété le fameux slogan. Trois jours après que sa femme a été tuée par des djihadistes, le journaliste Antoine Leiris a publié un texte sur Facebook intitulé « Vous n’aurez pas ma haine », en a fait un livre puis un reportage et a été invité sur tous les plateaux à répéter son « message humaniste ». Journaliste jusque dans la mort de sa femme, il a livré clés en mains à ses confrères la formule, le story telling que tous les professionnels de l’information voulaient entendre. Antoine Leiris a façonné le moule parfait de la bonne victime du terrorisme, Etienne Cardiles s’y est conformé.
« Comme si, pour triompher d’une meute de loups, il fallait persister à se comporter en petits agneaux sans défense »
Concrètement, ce « Vous n’aurez pas ma haine » signifie que haïr les assassins est un service qu’il ne faudrait surtout pas leur rendre. Comme si, pour lutter contre la barbarie, il suffisait d’afficher ostensiblement son attachement aux valeurs humanistes. Comme si, pour triompher d’une meute de loups, il fallait persister à se comporter en petits agneaux sans défense. Vous la connaissez, cette vielle rhétorique du « la haine engendre la haine » qu’on nous rabâche sans cesse. Vous croyez sérieusement qu’en 44, c’est la tolérance qui nous a sauvés de la barbarie nazie ? Désolée, mais non. Ça s’est réglé par les balles et les bombes, dans le sang. Salement, par la haine et la violence.
« La colère est un droit et c’est sans doute même un devoir »
Nous sommes sommés d’être de bonnes victimes, des victimes qui ne cèdent pas aux bas instincts, qui n’appellent pas à la vengeance. La mauvaise victime, celle qui a la haine, celle qui veut voir crever les bourreaux, cette mauvaise victime est scandaleuse, il faut la cacher, sa vision est aussi insupportable que tous ces cadavres que l’on floute. Pardon si ça vous choque, mais je revendique mon droit à la haine contre ceux qui nous tuent.
Je ne peux pas croire Etienne Cardiles quand il dit « Je soufre sans haine ». Je ne peux pas croire que la niaiserie ambiante ait annihilé toute haine, tout instinct vital dans le cœur d’Etienne. Xavier est mort il y a 6 jours et j’ai encore la haine. Karim Cheurfi, le terroriste qui a tué Xavier, était censé être en prison le soir de l’attentat. Il avait été condamné à 20 ans de prison pour avoir tenté d’assassiner deux policiers en 2001… et avait été libéré au bout de 5 ans. En février, le même Cheurfi a été visé par une enquête car il avait explicitement fait part de son projet de tuer des policiers, puis relâché car il n’avait pas nommé les policiers. Et nous serions censés ne pas être en colère ?
Nous sommes nombreuses à avoir encore la haine depuis Charlie-Hebdo, l’Hyper Casher, le Bataclan, Nice, le prêtre égorgé à Saint-Etienne du Rouvray, les Champs-Elysées. Notre haine est juste et tant pis si elle vous semble indécente. La colère est un droit et c’est sans doute même un devoir.
*Le prénom a été modifié.