C’est aujourd’hui la journée des droits des femmes, mais le 5 avril de chaque année, se tient une journée mondiale assez méconnue en France, celle du travail invisible. Pourtant, cette notion économique paraît être la clé de voûte de l’argumentaire essentiel du combat féministe, encore actuel.
La femme cachée et l’homme absorbé
Prenons cette phrase classique, prêtée à Gabriel Marie Legouvé, et dont la raison d’être a disparu avec l’existence de ces grands hommes en question : « Derrière chaque grand homme se cache une femme. » Il n’est pas question ici de faire l’éloge du couple et encore moins d’y reconnaître une égalité de valeur, ici l’appui de la femme est une condition nécessaire mais pas suffisante pour « faire » un grand homme. L’amour d’une femme ne semble pas être ici l’objet de cet hommage, mais bien son travail invisible, cette force de travail constamment disponible et renouvelable, qui permet à l’homme de ne faire qu’un avec son ouvrage.
On pleure souvent la cruelle absence de renouvellement des génies des siècles passés, passionnés, avançant contre vents et marées, frappés d’hybris, diront certains, mais sans nul doute voués corps et âme à leur œuvre. Difficile de nos jours de toucher du doigt une pareille intégrité de notre rapport au travail, car notre siècle est celui de la dispersion, du morcellement et du pluralisme, et ce jusque dans nos loisirs.
Qu’est-ce que le travail invisible ?
En économie, le travail invisible correspond en effet au travail non rémunéré. Certes existant, il n’apparaît pas dans le PIB d’un pays mais contribue indirectement, et de façon à indéniable, à produire des richesses. Il s’agit d’une notion tout droit venue du Québec, popularisée par l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (Afeas). D’après leur site, « l’Afeas n’a jamais réclamé un salaire pour les parents qui restent à la maison pour prendre soin de leurs enfants, dont la majorité est constituée de femmes, car le mot «salaire» implique un lien d’employeur/employé. L’Afeas réclame toutefois des mesures pour contrer les inégalités, dont la prestation parentale universelle au sein du régime d’assurance parentale. » Le compromis proposé n’est donc pas ici de monnayer toute forme de travail, mais bien d’élargir le principe de solidarité mis en place l’Etat-Providence, en accordant à terme aux parents au foyer un statut de travailleur.
Le cas brésilien
Le cas du Brésil semble intéressant à observer, car bien qu’actuellement en pleine évolution, il a longtemps porté en lui les vestiges d’une société esclavagiste tirant ses racines de son passé colonial, et les a incorporés dans un système capitaliste : chaque famille de classe moyenne à aisée emploie des domésticas, des femmes employées à tout faire, dans des conditions qui feraient hurler plus d’un syndicat français (parfois jusqu’à treize heures par jour pour 460 euros par mois)… Ces femmes du peuple – le plus souvent noires- passent tellement de temps dans la maison qu’elle devient un membre de la famille à part entière, et contribuent de manière non négligeable à l’éducation -notamment comportementale- des enfants.
Vivant dans un de ces foyers types au Brésil, on s’habitue à ce que les courses soient faites, la lessive toujours propre et repassée et le dîner prêt à l’heure. Cette main-d’œuvre visible, multi-qualifiée, serait à nos yeux une richesse infinie, que seuls les plus nantis d’entre nous pourraient s’offrir. Fait aberrant quoique très représentatif, d’après le journal Libération, seuls 2% des foyers brésiliens seraient équipés d’un lave-vaisselle en 2013. Fort heureusement, l’Etat a œuvré à davantage réglementer les conditions de travail au cours de ces quatre dernières années, au point de fournir aujourd’hui une hausse moyenne de 40% du pouvoir d’achat en quinze ans dans cette tranche de population.
L’épouse et la domestique en démocratie
Ce travail correspond objectivement en tout point à celui d’une épouse dédiée, car l’employée ne pourrait faire preuve de plus d’implication envers son propre foyer. Elle vend son énergie et son temps contre le strict nécessaire pour renouveler sa force de travail le lendemain. En ce sens elle est d’une certaine manière aliénée selon certains des critères de Marx, bien que cette aliénation soit très souvent oubliée ou pleinement consentie car rendue infiniment plus douce par des relations humaines empruntes d’amitié, et qui donnent même très souvent un sentiment d’accomplissement à cette vie.
En relisant De la démocratie en Amérique, on peut appliquer la distinction faite entre démocratie politique et démocratie sociale : un pays peut tout à fait être une démocratie politique (droit de vote pour tous, système concurrentiel de pluralité des partis, etc.), il n’est une démocratie sociale que si elle comporte une fluidité dans sa structure : « lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place ». Dans une démocratie réelle, notre naissance n’a pas pour vocation de déterminer notre catégorie socio-professionnelle.
Si ce cas d’étude a permis de dégager de manière incontestable une cause sociale à défendre, le parallèle avec la condition féminine dans de nombreux pays paraît inévitable : visible ou invisible, la lutte pour la reconnaissance et l’étude d’un statut inhérent au travail des femmes devrait à mon sens être au cœur du combat féministe, car à de nombreux endroits du globe, de même qu’il existe une lutte des classes, n’oublions pas qu’il existe avant cela une lutte des sexes.