Cela fait plusieurs jours que je transpire pour écrire ma réponse complète à la tribune des 100 femmes « pour une autre parole ». Ce texte viendra, mais il est indispensable d’expliquer d’abord pourquoi il est si difficile de se prononcer publiquement sur ce texte.
Signée par Sarah Chiche, Peggy Sastre, Abnousse Shalmani, Catherine Robbe-Grillet et Catherine Millet, la tribune a été publiée dans Le Monde sous le titre « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Le titre initialement choisi par les auteurs était « Des femmes libèrent une autre parole », et c’est ce titre qu’elles ont conservé dans la version intégralement accessible en ligne sur ce blog. Je vous recommande de la lire attentivement avant de lire ce qui va suivre.
Je veux critiquer rationnellement cette tribune et je refuse de participer à son lynchage.
Sans souscrire à chaque ligne, je veux souligner combien l’objectif revendiqué de cette tribune — libérer la parole de toutes, hors du cadre fixé par les professionnels de l’indignation — est salutaire.
Je vous en avais parlé à chaud sur ma page personnelle le jour de la parution : ma position est mixte.
Je suis en profond désaccord avec la notion de « liberté d’importuner » appliquée à la sphère de la vie quotidienne, qui n’a guère plus de sens qu’une liberté de bousculer son voisin de métro ou une liberté de péter à table. À mes yeux, il est intellectuellement malhonnête de réclamer dans le champs des mœurs une « liberté d’importuner » en miroir d’une « liberté d’offenser » dans le champ intellectuel, sans considérer sérieusement une autre liberté fondamentale, celle de vivre en sécurité, résumée dans la tribune par une brève concession (« Le viol est un crime »). On a trop pointé l’immoralité de cette « liberté d’importuner ». On n’en a pas assez montré l’absurdité. D’autres points soulevés dans la tribune (la « misère sexuelle » notamment) et certains silences (le volet sécuritaire et juridique) méritent une critique franche à laquelle je m’atèle en ce moment.
Je rejoins sans réserve les auteurs de la tribune lorsqu’elles s’inquiètent d’une « vague purificatoire » qui affecte la liberté académique, la liberté artistique, la liberté éditoriale, et qui tire vers le bas les débats dans la presse. Les exemples listés dans la tribune sont pertinents. J’aurais signé la tribune si elle s’en était tenue à ce sujet. Je partage également avec les auteurs l’intuition qu’un certain nombre de choses faites ou dites pour nous protéger risquent à terme de nous infantiliser.
Je soutiens les auteurs Sarah Chiche, Peggy Sastre, Abnousse Shalmani et Catherine Robbe-Grillet parce qu’elles font passer le débat avant le qu’en-dira-t-on, parce qu’elles ne se laissent pas intimider par le chantage à la réputation.
Je soutiens même la cinquième, Catherine Millet, malgré le snobisme imbécile et méchant de son « J’aurais aimé être violée pour montrer que du viol, on s’en sort ». Car je sais qu’elle ne me collerait pas de procès ni n’organiserait de campagnes diffamatoires à mon encontre, si j’écrivais en détail pourquoi ses textes et déclarations m’inspirent un dégoût, une consternation et une exaspération infinies.
Je ne soutiens pas la signataire Sophie de Menthon dont les diverses déclarations sur le harcèlement concentrent tout ce que la dinderie droitarde a d’exaspérant. Ni Christine Boutin, ni tous les néos-réacs qui s’insurgent contre le politiquement correct pour la seule raison qu’il n’est pas catholiquement correct. Ni les bourgeoises qui affichent leur mépris envers les gueuses osant se plaindre de leur vivre-ensemble quotidien avec les frotteurs, harceleurs et agresseurs.
Je soutiens les autres signataires sans les associer à celles que je déteste.
Ma difficulté à écrire s’explique autant par le texte lui-même que par le flot de réactions aussi bruyantes qu’irrationnelles qu’il a suscité. Les réactions, chacun peut les observer sur les réseaux sociaux, dans la presse, à la télévision. Il y a des critiques justes noyées dans un magma émotionnel et des attaques basses. C’est du texte que je parlerai. Il est construit de telle sorte qu’il est presque impossible de le critiquer sans passer pour une idiote ou une moralisatrice.
La tribune est disparate. Son flou, par endroits, oblige même la lectrice de bonne foi à ne pas s’en tenir à la lettre et à interpréter. Le passage sur la « liberté d’importuner » et les frotteurs dans le métro est particulièrement retors dans sa formulation.
« Ruwen Ogien défendait une liberté d’offenser indispensable à la création artistique. De la même manière, nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle. »
Le texte joue sur l’ambiguïté du mot « liberté » en français, qui signifie à la fois un droit et une possibilité. « Liberté d’expression » et « droit de s’exprimer » sont superposables, voire synonymes, de même que « liberté d’offenser » et « droit d’offenser ». Lorsque les auteurs proclament la liberté d’importuner, il est logique d’entendre « droit d’importuner ».
Cette notion de liberté/droit d’importuner est un paradoxe qui mérite explicitation, or elle n’est à aucun moment précisément définie. Le texte n’explique pas davantage en quoi cette « liberté d’importuner » est « indispensable à la liberté sexuelle ».
Il conviendrait également d’expliquer pourquoi cette liberté d’importuner est aussi fondamentale que la « liberté d’offenser » dans le domaine artistique. Que l’art, la science et la littérature n’aient pas besoin de morale, je l’admets. Que les mœurs doivent s’affranchir de règles morales, c’est une contradiction qui doit être argumentée. En lieu et place d’explication, les auteurs apportent leur témoignage sur leur rapport à la sexualité :
« Nous sommes aujourd’hui suffisamment averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage, mais nous sommes aussi suffisamment clairvoyantes pour ne pas confondre drague maladroite et agression sexuelle. Surtout, nous sommes conscientes que la personne humaine n’est pas monolithe »
En quoi ce mélange de témoignage subjectif et d’étalage de capacités personnelles fonde-t-il une « liberté d’importuner » ? Quid des femmes pas aussi « averties », « clairvoyantes » et « conscientes » que les auteurs ? Pourquoi devrions-nous reconnaître ce droit, nous les femmes peu clairvoyantes ? En toute logique, si la « liberté d’importuner » est « indispensable à la liberté sexuelle », alors celles qui ne la respectent pas contreviennent à la liberté sexuelle. Liberté sexuelle d’autrui ou de soi-même ? On ne sait pas, mais quoi qu’il en soit, il y a ici quelque chose d’accusatoire.
Sans transition s’ensuit un long persiflage sous la forme d’une énumération, dans un style faussement neutre, de constats savamment choisis.
« Une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une « salope » ni une vile complice du patriarcat. Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle voire comme un non-événement. »
Et donc ? Que cherche-t-on à prouver ici ? Quelle est l’utilité argumentative de cette tirade, hormis de présenter les féministes — et plus généralement les femmes exprimant leur ras-le-bol des frotteurs — comme des imbéciles insensibles au Moi complexe de ces dames ? Ces dames aux goûts si raffinés qu’elles sont capables, elles, de savourer cet instant magique, où dans la moiteur du métro saturé, un chauve suant frotte son macaroni tendu contre leurs fesses offertes dans un élan de charité voluptueuse, moment de grâce relevé par le piquant des odeurs de clochards avinés et d’aisselles du tertiaire.
Il est logique que ce passage ait été perçu comme complaisant envers les agresseurs sexuels et méprisant envers les femmes victimes. En l’absence d’explication de la « liberté d’importuner », ce passage a été pris comme un exemple d’exercice de cette liberté. Il pouvait difficilement être pris dans un autre sens. Dire que telle chose est une « liberté » au même titre que « la liberté d’offenser » dans le domaine de l’art, c’est l’assimiler à un droit, et donc, c’est la déclarer légitime. Si cette « liberté d’importuner » était à entendre dans un sens strictement légal, alors pourquoi l’illustrer avec un délit (se frotter dans le métro) ?
Une lectrice de bonne foi pouvait, dis-je, lire la mention des frotteurs du métro comme un exemple d’exercice de l' »indispensable » liberté d’importuner. Il est impossible de comprendre le paragraphe autrement sans recourir à des assignations sémantiques arbitraires et à des suppositions logiques acrobatiques.
Parmi les cinq auteurs, certaines sont assez rompues à la stylistique et connaissent assez bien les subtilités de la littérature libertine pour que l’on puisse les tenir pour responsables de ce que ce paragraphe elliptique signifie à défaut de dire, par un jeu de glissements sémantiques flagrants.
Il y a quelque chose de pervers dans la construction de la tribune, au sens non-moral du terme. Les piques poussent soit à l’adhésion par connivence, soit à la sur-interprétation émotive, et le flou empêche de se ressaisir, de revenir à la lettre. La lectrice de bonne foi se retrouve tiraillée entre le constat de cette faille du texte, la quasi-impossibilité de le comprendre autrement que ne l’ont compris les émotives et la crainte d’être assimilée aux émotives.
Ne nous berçons pas d’illusions, si le texte avait été plus clair, les réactions paniquées auraient sans doute été autant sinon plus nombreuses. Il eût toutefois été bien urbain de tendre un peu plus la main aux lectrices critiques de bonne foi, au lieu de les acculer au ridicule.