Cafés, guinguettes, estaminets… quand nos grands-mères allaient guincher

La récente polémique autour des bars interdits aux femmes à Sevran a accouché d’une étrange théorie : selon plusieurs personnalités publiques, la non-mixité dans les bars serait une tradition française solidement ancrée dans l’histoire et encore palpable dans les terroirs reculés. Pour Benoît Hamon, les femmes ont toujours été exclues des cafés dans les milieux ouvriers en France. Vraiment ?

La France d’antan : pire que Kaboul ?

Visionnée par des millions de Français au JT de France 2 et sur les réseaux sociaux, la caméra cachée de Caroline Sinz et Nadia Remadna a suscité un certain embarras à gauche et chez les féministes institutionnelles. « Dans ce café, il n’y a pas de mixité », s’entend dire une cliente. « T’es dans le 93 ici, t’es pas à Paris ! Ici c’est une mentalité différente, c’est comme au bled ! »

Réaction de Benoît Hamon, candidat à la primaire socialiste : « Dans les cafés, historiquement, dans les cafés ouvriers, il n’y avait pas de femmes, historiquement. »

Comme une incantation, Benoît Hamon martèle à deux reprises l’adverbe « historiquement ». Mais de quelle histoire parle-t-il ? Sur quelles connaissances de l’histoire du prolétariat français le député socialiste s’appuie-t-il pour contredire les milliers de photographies, tableaux, livres d’époque et chansons évoquant la présence de femmes dans les cafés ouvriers ?

En attendant de percer le mystère Hamon, retour en images sur une France du passé, où la mixité hommes-femmes était plus codifiée qu’aujourd’hui, mais tout aussi importante.

Femmes dans les cafés populaires : une hallucination collective ?

Dans la France de nos grands-parents, être un pilier de bistrot était assez mal vu pour une femme. Toutefois, j’ai eu beau interroger les Anciens de ma famille ouvrière, aucune trace de cafés interdits aux femmes.

Dans les corons miniers aux alentours d’Anzin, là où vit ma famille depuis des générations, là où Zola enquêta pour écrire Germinal, les estaminets étaient une institution. Non seulement les femmes y étaient autorisées, mais il n’était pas rare qu’elles en soient les tenancières, soit seules, soit avec leur époux. Bien sûr, en semaine, les estaminets étaient avant tout un lieu masculin, puisque la fosse elle-même était masculine.

Dans Germinal, le cabaret L’Avantage, épicentre de la révolte, est tenu par un homme et une femme, les époux Rasseneur. Les jours de fête, hommes et femmes se mélangent dans les estaminets :

« Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour des fenêtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s’emplirent. Dehors, un vent d’orage s’était levé, soufflant de grandes poussières noires, qui aveuglaient le monde et grésillaient dans les poêles de friture. Maheu, Etienne et Pierron, entrés pour s’asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que Philomène, toute seule, les regardait. Ni Levaque, ni Zacharie n’avaient reparu. Comme il n’y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, après chaque danse, se reposait à la table de son père. On appela Philomène, mais elle était mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d’une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s’éclaira, les faces rouges, les cheveux dépeignés, collés à la peau, les jupes volantes, balayant l’odeur forte des couples en sueur. Maheu montra à Etienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d’un grand moulineur maigre » (Germinal, II, 2)

 

A partir de la première guerre mondiale, les licences de bars-tabacs étaient prioritairement attribuées aux veuves de soldats morts pour la France.

La Guinguette, une institution ouvrière

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les guinguettes sont un lieu de sociabilité central pour les hommes et les femmes de milieux ouvriers. Situés hors des barrières de Paris, ces établissements échappaient aux taxes sur les boissons et des bals en plein jour s’y tenaient très régulièrement. Les plus célèbres se trouvaient à la Courtille près de la barrière de Belleville, en bords de Seine et en bords de Marne. Le cinéma français a gardé la mémoire de ces lieux de réjouissances où l’on dansait, mangeait, buvait et canotait, comme ici dans Casque d’Or (1952) :

Le bal, lieu de mixité hommes-femmes par excellence 

Au delà des guinguettes, les bals étaient extrêmement nombreux en ville et permettaient aux hommes et aux femmes de se rencontrer.

Le bal musette de La Java, rue du Faubourg-du-Temple,  années 30

Les bals pouvaient se tenir en plein air, dans des salles dédiées ou dans des cafés.

L’oppression patriarcale ouvrière à son comble, selon Benoît Hamon

Cafés concerts et cabarets : territoire des filles de noces et des vedettes populaires

On l’a vu, dans les cafés, estaminets, guinguettes et bals en tous genres, la mixité hommes-femmes était banale. Toutefois, dans une société française encore pétrie de traditions, certains cafés étaient des lieux plutôt masculins et les femmes qui les fréquentaient avaient une réputation sulfureuse, puisque la plupart d’entre elles s’adonnaient à la prostitution plus ou moins régulière.

 

Femmes à la terrasse d’un café le soir, Edgar Degas, 1877

Comme l’a mis en évidence l’historien Alain Corbin, la Belle Epoque est l’âge d’or des filles de noces. Paris fourmille de cousettes, grisettes, domestiques, blanchisseuses et vendeuses qui voient dans la prostitution un complément de revenu significatif. La masse d’hommes forme une clientèle abondante : étudiants, ouvriers itinérants, soldats, ouvriers terrassiers ou calicots trop pauvres pour entretenir une famille. Comme on peut le lire dans Nana de Zola, la frontière est souvent mince entre le monde des prostituées et celui des femmes entretenues, cocottes et demi-mondaines.

Pour Alain Corbin, ce phénomène « traduit un rapport entre les sexes très inégalitaire », mais « gardons-nous des oppositions systématiques » : les hommes vivaient eux aussi dans des conditions difficiles et la prostitution, quoique souvent pénible, pouvait être un moyen d’ascension sociale. Enfin, dans cette France de 1870-1950 « les femmes commencent à sortir du huis clos familial » et investissent les passages, les grands magasins, les cafés puis les boulevards, « au point que (…) les frontières entre prostituées et femmes respectables se brouillent ».

Enfin c’est grâce aux cafés concerts que de nombreuses femmes sont devenues des célébrités : Fréhel, la Goulue, Misstinguett, Edith Piaf… toutes ont débuté dans les cabarets et cafés. Certains de ces établissements étaient de véritables boui-boui, d’autres étaient très luxueux : le Bataclan offrait un clinquant décor façon pagode chinoise et l’Alcazar ressemblait à un palais des Mille et une nuits.

La Goulue et la Môme Fromage au Moulin Rouge, par Toulouse-Lautrec (1892)

Du temps de nos aïeules, les relations hommes-femmes étaient bien plus asymétriques qu’aujourd’hui, mais les occasions de guincher ne manquaient pas. Les bars, caf’conc’, guinguettes et bals où s’amusaient les ouvriers des deux sexes ne ressemblent en rien au sinistre café de Sevran défendu par Benoît Hamon et Clémentine Autain pour nier les facteurs culturels et religieux de la non-mixité en banlieue.

Bien loin des acrobaties rhétoriques et des récupérations politiques de 2016, nos grands-mères s’amusaient et dansaient sans doute plus souvent que nous. N’en déplaise aux professionnels de l’enfumage : la mixité dans les cafés est bel et bien une tradition française.

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